Etre amoureux, quand on a quinze ans, dans la cité, ça doit certainement se passer tout naturellement, avec autant de doutes que d'instants magiques, quelques larmes, un imaginaire infini, du rêve et des sentiments couleur de l'adolescence. La littérature parle de premiers émois, un instant de vie fragile et délicat dont le parfum colorera l'âme à tout jamais. La chose est précieuse, c'est pour cela que les relations affectives de certains jeunes sont préoccupantes. Il se trouve en effet que l'amour dans les quartiers, c'est aussi la loi de la rue, un climat machiste qui ne ménage pas tout ce qui n'est pas un "mec".
Les filles qui s'inscrivent dans des actes de pré délinquance, voire de délinquance, dans mon expérience de terrain, sont très minoritaires. Bien que ce constat ne permette pas de dire qu'elles ne sont pas en difficultés, on remarque toutefois qu'elles rencontrent beaucoup moins de problèmes scolaires et ont une vie sociale beaucoup plus structurée que les garçons puisque régie par un rythme de vie familiale et des règles à respecter. Dans ce contexte, elles investissent très peu la rue qu'elles laissent, sans trop de choix, aux garçons, ce qui explique que le territoire, c'est à dire l'espace commun de vie dans les quartiers est masculin.
Toutefois, quelques demoiselles échappent à la règle en intégrant, voire en menant des groupes de garçons parfois plus jeunes qu'elles ne le sont elles-mêmes. Leur féminité étant probablement dans le contexte, une fragilité, on constate alors souvent qu'elles se masculinisent afin de se protéger, au point que l'on puisse, pour certaines, les confondre avec des garçons. Ces derniers en oublient alors parfois qu'elles sont des filles, ainsi, le discours de la rue peut-il prendre toute sa dimension puisque garçons et filles (qui s'identifient aux garçons) se sont accordés sur des repères sociaux communs. Les attitudes, les comportements et le langage représentent le vecteur de cette forme de "code social" singulier. Ce code est régi par des règles tacites et multiples en terme d'interactions sociales. L'un de ces "principes de fonctionnement" est celui de la domination masculine. Oppression au sein de laquelle la fille est assujetti à la volonté, au désir et au plaisir de l'homme. La "meuf" est "bonne", c'est à dire sexuellement excitante et potentiellement objet de satisfaction libidinale, ou ménagère, soit assignée aux rôles estimés dévolues au féminin parce que dégradants pour la gente masculine (mais ne s'agit-il pas finalement ici d'une représentation qui traverse toutes les générations ?). Un jeune m'a confié récemment aller de temps en temps en Thaïlande pour prendre du bon temps avec des filles qui ne feront pas de manières (dont certains payent parfois les services), tandis que sa copine officielle, devant rester vierge jusqu'au mariage, attend sagement le retour de Roméo. L'idée que je me suis permise de suggérer quant à sa propre réaction si son amie avait le même comportement n'a pas manqué de faire sourire Casanova. Impossible ! m'a-t'il répondu. "Elle est bien trop conditionnée pour cela !" semblait-il penser. Et si la situation devait se produire, la réputation de la jeune fille, sur le quartier, serait de toute manière entachée à tout jamais !
Mais il est bien plus grave que cela, je fais référence ici à la question des "tournantes", ces viols collectifs qui voudraient souvent se faire passer pour des petites bagatelles d'adolescents boutonneux. Bien sur, et fort heureusement, la chose n'est pas monnaie courante mais son existence bien réelle, sa répétition, sur des territoires, des quartiers et des temps différents, ce simple fait, représente un drame au sein du monde des adolescents et jeunes adultes. Et de manière plus large, au sein même de la société. Il se trouve qu'une équipe au sein de laquelle j'ai travaillé a été confrontée à ce type d'évènement. Il y a quelques années de cela, un groupe d'adolescents venus se "poser" au local des éducateurs raconte un "bon moment" passé à plusieurs avec une fille. Celle-ci, selon les protagonistes, n'aurait manifesté un "certain refus" qu'à partir du "passage" de plusieurs garçons. Je n'en sais guère plus, je ne travaillais pas au sein de cette association à cette période, je ne possède que l'histoire rapportée par différents collègues présents à l’époque. Ce qui est certain c'est que le sujet est resté teinté d'un certain tabou et malaise au sein de l'équipe. Un collège évoquait douloureusement un flou dans la réponse des éducateurs présents, lui donnant ainsi le sentiment d'un renforcement de la pensée et parole assez abjecte des garçons vis à vis de la jeune fille concernée. D'autres collèges m'ont fait part de leurs doutes face à ce sujet : " Peut-on considérer qu'il y a viol si la fille ne dit pas non de manière intelligible ?". Ce qui est certain, c'est que les auteurs de ce type d'actes n'ont pas acquis ne serait-ce que le minimum de bases concernant la relation à l'autre et en particulier la relation au sexe opposé. Le désir, l’envie, le souhait de l’autre, le partage de ces notions qui forme le respect de la relation, autant de notions fondamentales dont certains jeunes n’ont malheureusement aucune conscience. L’autre est un objet, comme la petite voiture quelques années auparavant était un jouet. Le tout est de le posséder. Face à ce constat, il est capital que la parole éducative soit claire et dégagée de tout doute subjectif. Les jeunes recherchent souvent un consentement de l'éducateur (et de l'adulte en général) face à leurs actes, si la réponse ne s'inscrit pas dans un cadre suffisamment clair, ils s’emparent du vague pour légitimer leurs postures. Enfin, il est un paradoxe qui joue un rôle important face à un tel contexte, il s'agit du respect de l'anonymat, un des principes fondateurs de la prévention spécialisée. Or, si la plupart des éducateurs refuseraient de parler, même sous la torture, lorsque le professionnel (tout comme chaque citoyen) a connaissance d'un crime, il est tenu d'en référer à la justice, acte suprême de trahison pour l'éducateur de prévention spécialisée qui méprise souvent lui-même l'appareil et les officiers de justice ! Il est également évident que lorsqu'une telle situation se produit, le club de prévention ne peut plus ensuite exercer sur le quartier ; la confiance est rompue et les représailles peuvent rapidement s'exercer à l'attention des éducateurs. Face à cette complexité, l'éducateur semblerait parfois préférer ne pas savoir (c'est-à-dire faire en sorte de ne pas avoir connaissance de telles situations). Or peut-on se satisfaire d'une question de terrain aussi insuffisamment posée et appréhendée ?
Dans cette heureuse ambiance et pour donner le plaisir à certain de pouvoir taxer mon propos de stigmatisation, on peut également se demander quel est l'accueil réservé aux homosexuels dans les quartiers ? En fait, la question ne se pose pas puisqu'il n'y a pas d'homosexuels dans les cités, vous répondrais-je ! Jeu d'esprit de ma part ? Pas totalement, juste un sentiment ambiant. Le "pédé" est si haï qu'on en parle finalement assez peu, persuadés que sont probablement les jeunes qu'il ne peut y en avoir parmi eux. Le "péd.", dans la cité mérite encore moins de considération qu'une femme dans la mesure ou il trahi la virilité. En ce sens, il est méprisable. La sexualité féminine étant probablement inimaginable sans son pendant masculin, l'évocation de l'homosexualité féminine dans ce contexte, s'apparente à un désert aride et dépeuplé de toute forme de vie. Du côté des éducateurs, un peu plus d'espoir, quelques formes primaires de vie sont à remarquer, les professionnels semblent en effet au courant de la possibilité d'existence de "telles petites choses" parmi leur public et sont prêts, si nécessaire à en parler. Toutefois quelques bémols viennent obscurcir le paysage idyllique, sur plusieurs collègues, l'un d'entre eux pense que l'homosexualité n'est pas un "acte normal", tandis qu'un autre estime "qu'ils ont le droit de vivre" mais loin de lui. Comme quoi, la tolérance est, elle aussi, sélective ! Je ne me permettrai pas toutefois de faire de cette "petite" expérience de terrain une généralité qui me vaudrait l'accusation justifiée de grossir le trait !
Enfin, une petite pensée à tous les frileux de la stigmatisation caricaturale : "bien sur, l'amour dans les quartiers, ce n'est pas que cela !" mais il se trouve que c'est tout de même le quotidien de mon travail d'éducatrice !
L'EDUC.
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