Le temps s'écoule. De longues minutes. Des quarts d'heures, puis une entière. Mme la Directrice et la jeune française volontaire que je suis nous affrontons en silence. La dame est assise, stoïque devant son petit bureau. Je fume des cigarettes dans la cour de la geôle aux portes béantes. Mes collègues ont pris le parti d'attendre. Que faire de plus si ce n'est que d'offrir une résistance passive ? Un émissaire finit par nous être envoyé. Nous pouvons quitter les lieux mais ne pourrons revenir que pour signer l'aveu de responsabilité. Le personnage semble être décidé à nous coincer. Nous laissons toutefois derrière nous le champ de bataille, animés d'un bref instant de soulagement.
La responsable des volontaires est informée de l'incident. Elle s'est entretenue avec Dominique Lemay, je ne manquerai pas d'avoir affaire à lui en temps voulu. En attendant ce délicieux instant que je ne manque pas de redouter, le boss oeuvre probablement dans l'ombre des transactions locales afin de trouver l'accord face auquel j'ai foncièrement échoué. Dans le même temps, on prend la peine de m'expliquer l'objet de mes erreurs culturelles : preuve de courage et de franchise dans l'éducation de maman, le désaccord, aux Philippines, et plus largement dans la culture asiatique, ne s'exprime pas dans une dualité. On fait appel à un tiers pour dire à quelqu'un que l'on ne souscrit pas tout à fait à sa pensée. L'affrontement en face à face est dans ce contexte si incongru qu'il est perçu comme un acte grossier, voire comme une sorte de déclaration de guerre. Voici pour mon premier faux pas. A celui-ci s'ajoute le fait que les plus jeunes respectent les anciens au point de ne pas se permettre de s'inscrire dans une quelconque opposition à leur égard ; Je parle ici de ce que nous pourrions, européens, qualifier de soumission mais je ne suis pas certaine que cette notion puisse être transcrite aussi simplement sans tomber dans le travers d'un écueil réducteur. Enfin, et je me permets de préciser que cela me semble être une caractéristique des pays pauvres ou en voie de développement, le statut social, dans un monde ou il est difficile de s'élever, revêt une importance telle qu'il induit une certaine déférence dans les relations humaines. Celui qui a pu se hisser sur quelques barreaux de l'échelle, méprise le petit resté en bas. On imagine ainsi l'effet produit par une européenne bénévole de 25 ans qui dit avec véhémence à une directrice philippine, Âgée du double, qu'elle n'est pas humaine !
Par ailleurs, il me paraît légitime que mes origines européennes et la brièveté de mon passage dans le pays, questionnent la légitimité de mes propos. Au-delà de la colère que la situation a suscitée en moi et que je n'ai pas su gérer, qui suis-je pour exprimer de tels reproches dans un contexte qui ne m'est aucunement familier ? N'est-ce pas à l'invité de s'adapter aux règles de vie de son hôte ? Je suis en effet partisane de l'idée que la personne accueillie puisse vivre comme elle l'entend dans son foyer mais il me semble juste qu'elle s'informe des us, coutumes et lois du pays accueillant, y adhère et les fasse siennes dans la cité. Le débat est d'actualité. Je sais qu'il sera loin d'être accepté dans le secteur social !
Quelques jours plus tard, j'ai accompagné Dominique Lemay au R.A.C. Nous avions rendez-vous avec la directrice. Je n'en savais guère plus. Je ne me souviens plus des propos de Dominique. Seule son humeur est restée dans ma mémoire ! J'avais pour consigne de laisser les choses se dérouler, sans me permettre à aucun moment d'intervenir. Je me suis appliquée à la tache. La directrice, derrière son petit bureau m'a fait la morale. Par bonheur, je n'ai pas tout compris. Je crois qu'elle se sentait bien. Tout rentrait dans l'ordre des choses établies. Elle me parlait d'une hauteur qu'elle avait peut-être très longtemps convoitée, cela avait peut-être été le combat d'une vie. Quoi qu'il en soit j'acceptais de lui renvoyer l'illusion de sa place, probablement parce que cette culture n'était pas la mienne et que je n'allais pas rester suffisamment longtemps pour la comprendre.
A la fin du sermon, Mme la Directrice, Dominique et moi-même nous levons ensemble de manière solennelle et c'est avec naturel, comme pour lui pardonnner sa posture, que je m'apprête à tendre la main vers cette femme, afin de la serrer, comme il se doit, dans la sienne. Dominique repousse la menotte d'un geste brusque et nerveux. Je me sens humiliée, la poignée de main, on dira ce qu'on veut, moi, ça me donne un sentiment d'égalité. Le boss et moi rentrons au Q.G. on ne parle plus de tout ça. La poignée de main, je n'aurais peut-être jamais l'explication. Ce dont je suis toutefois certaine, c'est que s'il est certain que la différence culturelle représente une des richesses de la relation humaine, elle est aussi parfois véritablement complexe et douloureuse à appréhender. Deux mois plus tard, le grand oiseau me déposait sur le sol français.
L'EDUC.
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